Alger a vécu son 11/4, ce jour.
En juin 1963, j’ai monté en ascenseur jusqu’au sommet du bâtiment gouvernemental, jusqu’aux bureaux présidentiels d’Ahmed Ben Bella. C’était le printemps de l’Algérie libre. La gestion des biens vacants (les propriétés des émigrés, principalement vers la France) y résidait. Mohammed Harbi (actuellement lui-même émigré depuis longtemps au monde académique parisien) m’a fait assister à une réunion du Comité d’(auto-)gestion d’un ensemble algérois de barres d’appartements, abandonnées par leurs propriétaires et pas encore récupérées par l’État-Boumediene qui devait arriver deux ans après.
(Source:)
Al Qaida aurait réussi à fédérer l’islamisme radical au Maghreb
LEMONDE.FR | 13.03.07
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Dans une pièce caverneuse, deux ou trois femmes avec la petite voile triangulaire blanche drapée sur le nez aquilin, parlaient, en faisant bouger la pointe inférieure de celle-là. Trois ou quatre hommes parlaient moins, il me semblait. L’atmosphère était orgueilleux, confident. On avait pris les choses en propres mains.
Un jour plus tard: Excursion vers la ferme de torture, un peu à l’est d’Alger. Le jeune homme qui nous y accompagnait, y avait été incarcéré lui-même. Habillé d’une façon que les Américains auraient jugée “crisp”, il était plein d’assurance, plein d’espoir, tourné vers le futur de son pays. Il avait mon âge, 22. Mais comment n’avais-je pas su prévoir que, étant arrivés devant l’édifice basse blanche du centre de détention du service de renseignement français et en ouvrant les petites portes dans son mur qui avaient été destinées auparavant d’abord aux cochons de la ferme, puis utilisées comme cellules déshumanisées des prisonniers algériens, comment est-il que je tremble encore maintenant d’indignation, en me souvenant que ce jeune homme, si “crisp”, si sûr de lui, si sûr de son contrôle sur lui-même, à l’ouverture de la porte-couvercle No. 5, tout d’un coup se tassa, cria, pleura, perda tout contrôle sur lui.
Honteux. Une honte de remplacement m’envahit. La torture, l’abaissement d’un homme par l’autre, est une fracture vitale, un fardeau éternellement présent, qui pèse sur trop d’Algériens et qui me pèse, par contumace, encore toujours. Car je me sens obligé de me définir un rôle dans tout cela. Je suis incapable de me définir comme spectateur non-engagé. Et mon rôle, en étant né du côté des tortionnaires, n’est pas joli. Je suis solidaire avec les victimes, bien sûr. Mais je suis aussi un survivant indemne. En vivant dans la sécurité relative de l’Europe occidentale, je profite des actes inhumaines des “miens”. Celles des militaires français appelés en Algérie comme Le Pen et comme Chirac.
Je ne peux pas ne pas souffrir avec les “pieds-noirs”, chassés de leur pays qui était très souvent aussi le pays de leurs parents. Eux aussi, ils sont victimes. Mais, pardonnez-moi, dans l’hiérarchie de la victimisation, les Algériens, nos voisins, viennent chez moi d’abord.
Une nouvelle génération (car il y a eu un tsunami de naissances dans l’Algérie libérée) a souffert les atrocités de la lutte entre les militaires et le GPRS. Tueries ténébreuses, probablement des deux côtés, ont terrorisés la campagne algérienne il y a dix ans. Violation des filles et des femmes était courante.
Il y a trop de gens chez nous qui rassurent leur conscience, en se disant que cela se passe loin de chez nous, chez les Arabes qui soi-disant souffrent du malheur d’une religion inadéquate. C’est faux, archi-faux! Ce qui se passe en Algérie, se passe chez nous, sur notre seuil. Le Nord de l’Afrique est notre miroir. Et le Maghreb nous regarde à son tour. En permanence. Depuis l’antiquité. L’al-qaedisation du GPRS n’est PAS la faute des Algériens! C’est la nôtre. Une faute par abandon, par lâcheté.
Il faudra mesurer la réaction européenne à l’aune de celle qui a suivi le 11/4 de Madrid. Est-ce qu’on va lancer une opération anti-terroriste comme l’on l’avait faite après Madrid? Est-ce qu’on va partager les informations ’sensibles’ des services secrets? Est-ce qu’on va considérer les Algériens comme les nôtres?
Questions. Questions à suivre.
(Cet article a été publié dans Toto Le Psycho, le 11 avril 2007. Il est repris ici à cause de ses éléments autobiographiques. Des versions moins personnelles se trouvent sur In Europa Zu Hause [DE] et sur At Home in Europe [EN].)