Arithmétique polonaise (et néerlandaise) 23.6.07 [FR]
Ne sachant toujours pas, le soir du samedi 23 juin 2007, quelle sera l'issue de la Conférence des chefs d'Etat et de Gouvernement européens de Bruxelles sur le traité ex-constitutionnel, nous nous sommes occupés d'une évaluation de la position polonaise à l'aune de l'histoire néerlandaise en Europe. L'article a été publié d'abord à Toto Le Psycho (Arithmétique polonaise), mon blog des abonnés du "Monde", puis à "L'Europe Chez Soi". Versions néerlandaises apparaîtront dans "In Europa Thuis" et "De Lage Landen".
La racine carrée ou la Mort!
Le Surréalisme nous surprend chaque fois qu’il se manifeste.
Pourtant, nous habitons Bruxelles, capitale incontestée de ce passe-temps artistique de la première moitié du XXme siècle…
“Arithmétique hollandaise“
fut appelée l’astuce du royaume néerlandais, appliquée au référendum en Belgique de l’année 1815, qui comptait tous les votes non-exprimés comme favorables à l’union entre les deux pays. Union qui ne devrait durer que 15 ans et qui se termina sans gloire à cause d’un … opéra (La Muette de Portici), qui éveilla le désir de liberté parmi les bourgeois bruxellois de l’époque.
De l’opéra à l’opérette et puis au vaudeville. Les “terrible twins” Kaczinsky de la Pologne ne mourront pas pour la racine carrée. Leur cas est bien plus grave. Ils ont réussi à convaincre une partie considérable du public polonais, qu’une quatrième partage de la Pologne entre la Prussie, la Russie et l’Autriche serait imminente.
Avec cela, il a touché une sensibilité nationale, qui n’est pas seulement compréhensible mais aussi, en grande partie, justifiée par l’histoire des trois partitions successives du pays pendant les 18me et 19me siècles.
L’histoire polonaise trop mal connue
Ce n’est qu’en 1920, en se libérant de ses maîtres russes et autrichiens, qu’une Pologne indépendante réémergea, avec Varsovie comme capitale. Elle resta alors sur sa faim quant à ses irredenta occidentales, dont “Freistadt” Gdánsk (Danzig) figurait comme symbole.
En 1945, à l’Est, la Pologne de 1920 a été de nouveau dépouillée de grandes parties de son territoire par l’URSS victorieux, en faveur de la Biélorussie et de l’Ukraine. Tandis que, à l’Ouest, elle a été en partie compensée aux dépens de l’Allemagne, en s’intégrant la Silésie (riche en minerais) et autres territoires, souvent allemands depuis des siècles et en chassant la plupart des habitants allemands de ces territoires-là.
Méfiance polonaise, plutôt justifiée
Les angoisses et les méfiances polonaises n’en sont que davantage compréhensibles. En particulier de la part des citoyens d’autres nations européennes qui ont une histoire marquée par le souci permanent de préserver leur territoire, leur langue, en face des ambitions des “grands pouvoirs” anglais, français et allemands. Les danois, les hollandais, les belges, par exemple.
Parallèle avec la situation historique néerlandaise
Leur politique, en particulier celle des Néerlandais, a toujours été de peser en faveur d’un équilibre entre ces trois-là en restant “neutres”, casu quo, s’alliant avec un ou deux des “grands”, aux moments que l’autre devenait trop menaçant. Cette politique a été efficace pour la Hollande de 1814 (fin de l’occupation napoléonienne) à 1940 (début de l’occupation nazie). Elle a aussi comporté certaines sacrifices lourdes: Séparation de la Belgique en 1831 (formellement en 1839), dépendance de l’Angleterre pour ses colonies (l’Indonésie) et incapacité de défendre ses colons sud-africains (les Boers) contre ces mêmes Anglais en 1899.
Après 1945: l’alternative américaine
Après 1945-1948, l’apparition d’un nouveau pouvoir dominant sur le scène (ouest-) européen, les USA, permetta aux Hollandais (ainsi que les Danois, etc.) de sortir de leur politique équilibriste européenne et de s’enfuir sous les ailes américaines, représentées avant tout par l’OTAN. Encore maintenant, après tant de preuves de désintéressement des Américains d’après-1990 et après la transformation de l’OTAN en réservoir de forces d’appoint pour les aventures américaines au monde entier, il reste pas mal d’atlanticistes, méfiants à l’unification européenne, dans les Pays-Bas.
En principe, les Polonais font la même chose que beaucoup d’experts hollandais
Il n’est donc pas étonnant, que les Polonais, fraîchement accueillis dans l’OTAN, comptent parmi les plus zélés fournisseurs de services à leur nouveau pouvoir tutelaire: les USA. Avec leur participation massive, en 2003, à l’invasion en Irak et avec les facilités fournies aux centres de torture de la CIA, ils se promettent une garantie contre les deux pouvoirs menaçants restants: l’Allemagne, dorénavant unie, et la Russie. Malgré les résultats plus que décevants de leurs services en Irak (pas de contrats pétroliers, ni participation signifiante aux grands travaux d’infrastructure promis en 2003), ils ne voient pas d’autre voie que la voie américaine, en ce qui concerne leur sécurité.
Si l’Union Européenne n’offre pas une perspective crédible de sécurité aux pays comme la Pologne, une position de méfiance de leur part, restera en vigueur
Considérant (à tort, à mon avis), l’Union Européenne comme une entreprise essentiellement allemande, d’où les Anglais se sont de plus en plus exclus et où les Français ne jouent plus leur rôle historique de défenseurs de l’indépendance territoriale et culturelle de la Pologne, ils se sont choisi pour objectif, faute de pouvoir en sortir, d’y obtenir un pouvoir de “blocage” maximal. Autrement dit: Ne distinguant pas de possibilités suffisamment concrètes pour qu’une UE qui réalise son poids politique et militaire mondial, leur fournisse les sécurités dont ils ont besoin, ils croient qu’en “neutralisant” celle-là autant que possible, ils s’offrent une sécurité relative sous la parapluie américaine.
Je crois que ceci explique l’absence de toute proposition positive polonaise pour un renforcement de l’UE et une limitation aux velléités internationales des “grands pouvoirs” européens, ainsi que leur acharnement pour la racine carrée, faute de pouvoir de véto.
Le besoin d’un pouvoir de blocage
Les frères Kacsinszky n’envisagent donc pas tellement à mourir pour une formule arithmétique, mais pour un objectif négatif, c.à.d.: pouvoir bloquer toute avance européenne qui ne soit pas totalement à leur goût. Il faut reconnaître qu’ils ne sont en principe pas du tout seuls en Europe. La majorité néerlandaise rejetant la Constitution en 2005, était, à des degrés variables, également inspirée par de telles considérations. Seulement, le gouvernement néerlandais, en suffoquant (ou évitant) toute discussion fondamentale depuis mai 2005 sur l’Europe, a réussi à se préserver une assez large marge de manoeuvre pour qu’il ne doive pas se détacher trop de l’avant-garde de l’UE. Ce qui aura pour conséquence que les débats de fond soient relégués à un futur incertain.
Les argumentations historiques fausses
Afin de m’exercer un peu pour les débats hollandais qui arriveront tôt ou tard, je m’attaque aujourd’hui aux faux (et parfois dangereux) raisonnements polonais qui sont développés autour de la Conférence des Chefs d’Etat européens actuelle:
Le premier ministre Kaczinsky a déclaré que le poids de vote polonais devrait correspondre au nombre d’habitants que ce pays aurait eu (66 millions), si la deuxième guerre mondiale n’avait pas eu lieu. La Pologne a 38 millions d’habitants en ce moment. Il en manque donc 28 millions. Si j’ai bien compris ce calcul, les 66 millions sont une extrapolation des 21 millions d’habitants que le pays comptait en 1939. Dont trois millions d’origine juive. Sur cette dernière donnée, nous y reviendrons.
Mais d’abord le raisonnement: Les 28 millions manquants seraient la faute à l’Allemagne. À elle seule. Il y a plusieurs raisons, pourquoi c’est incorrect.
1. La Pologne fut attaquée par deux pays en 1939: l’Allemagne et l’Union Soviétique. La perte de population jusqu’en 1941 est alors en partie à charger sur la Russie (et la Biélorussie et l’Ukraine, pour ne pas mentionner les Lithuaniens et les autres Etats baltiques qui étaient intégrés dans l’URSS alors).
2. Mais, même si l’on reconnaît qu’il existe une dette historique lourde de l’Allemagne à la Pologne, pourquoi les autres 25 membres de l’Union Européenne, devraient-ils accepter un poids de vote surdimensionné des Polonais en 2007?
3. Et qu’est-ce-qu’il arrivera si l’arithmétique polonaise sera adoptée par les autres membres de l’UE? Imaginons que l’effet dépressif de la mort de 20 millions de soldats français et anglais pendant la Première Guerre Mondiale a eu sur la démographie de leurs pays, sera prise en considération!
4. Et pourquoi se limiter à la population? La superficie compte aussi! La Pologne a perdu beaucoup plus de KMs carrés dans l’Est en 1945, qu’elle n’en a gagnés dans l’Ouest en incorporant la Silésie et une partie de la Prussie occidentale.
5. Et, finalement, les Juifs. Quasi tous ont disparu dans les camps d’extermination et dans les exécutions locales qui se sont déroulées de 1940 à 1945 dans le pays. Si l’on connaît un peu la collaboration pour le moins enthousiaste des Polonais dans cet assassinat collectif, il serait curieux, si ces trois millions ont été comptés aussi parmi les pertes de population qui servent maintenant à justifier un éventuel surpoids polonais dans le vote européen. Surtout, si l’on se souvient des pogroms des Polonais après 1945 et du tournant antisémite du régime polonais après 1956 qui a chassé à nouveau un nombre considérable des citoyens juifs polonais hors du pays.
On peut comprendre les blessures et les angoisses des Polonais. Mais la version-Kaczinsky est révanchiste. C’est dangereux.
Le nouveau traité devrait garantir qu’un pacte Hitler-Staline, comme en 1939, est dorénavant impossible.
Même une racine au troisième degré ne protégera pas la Pologne, si une politique commune européenne de sécurité et de l’énergie continue à manquer.
[Publié 22.6.07, augmenté et corrigé le 23.6.07]
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