Il y a 63 ans, le 11 octobre 1944, que mon frère R. est né à Amsterdam. L'accouchement s'est passé à la lumière de bougies, car la partie occidentale des Pays-Bas, encore occupée par les Allemands, était coupée de tout approvisionnement de charbon, de pétrole, de gaz et aussi de vivres.
[sept. 1945: Huib, à droite, et son petit frère]
J'avais 3 ans et demi. Au bout de la rue, où était situé notre appartement de trois pièces, se trouvait une école (primaire). Elle servait de caserne aux vieux soldats Autrichiens qui assuraient, sans plus beaucoup y croire, la victoire finale de Hitler. Nous avions faim et froid, déjà en ce mois d'octobre 1944. Nous ne savions pas que la famine allait durer encore plusieurs mois, car en septembre encore, on avait pu croire que l'arrivée des troupes alliées fut imminente. Le jour du "dolle dinsdag" (mardi fou), les habitants du quartier s'étaient rendu avec des bouquets de fleurs à la route principale d'accès occidentale à la ville (le "Hoofdweg") pour attendre l'arrivée des libérateurs. Les collaborateurs hollandais des Nazis s'étaient enfuis. Signe crédible que la fin de l'occupation fut proche.
À la tombée de la nuit, lentement, les habitants sont retournés chez eux. Pas de libération aujourd'hui. Cet événément, cette déception, a fort ébranlé la confiance du petit Huib dans les adultes en général. L'arrivée joyeuse d'un second fils dans la famille, quelques semaines plus tard, tenait beaucoup du surréalisme. La situation était difficile, désespérée même, mais il y avait aussi beaucoup de joie sincère, beaucoup d'amour autour du nouveau-né et de sa mère, ma maman.
Grâce aux expéditions de fourrage de mon père auprès des paysans des alentours de la ville, avec son vélo aux pneus massifs (car le caoutchouc n'arrivait plus non plus), nous avons survécu. Il devait partir tôt, afin de pouvoir rentrer avant l'heure du couvre-feu, qui était fixée au coucher du soleil. Petit garçon, je l'attendais derrière le vitre du salon au deuxième étage vers la fin de l'après-midi. Ma mère, envahie par les fardeaux combinés de la famine, de l'absence de chauffage, de vivres et de l'insécurité, restait en retrait, dans la pièce. Je donnais les informations sur ce qui se passait dans la rue. En regardant chaque fois le coin de la rue à côté duquel mon père, avec son vélo chargé à la main, devrait apparaître. L'attente fut parfois insupportable. L'angoisse de ma mère qui pouvait s'imaginer mille fois mieux que moi toutes les risques que mon papa encourait (rafles, arriver en retard pour le couvre-feu, être dévalisé par des brigands affamés), prenait parfois des formes hystériques.
C'est ainsi qu'il a été reçu au monde, mon frère. Depuis, il ne s'est pas mal débrouillé dans sa vie. Il finit sa vie laborieuse comme membre de la direction d'une académie subuniversitaire à La Haye. Avec sa femme, il profite au max de sa liberté de mouvement, en visitant des pays lointains, dont nous avons à l'époque adopté les souffrances et les volontés de libération: le Vietnam, la Chine et plein de pays africains et latino-américains. Il est un enseignant sérieux et un père soigneux pour ses deux filles, mes nièces, qui ont entamé chacune, une carrière de chercheur scientifique.
Mais pour moi, le grand R. reste indissociable du petit bébé fragile, arrivé au mauvais moment, que mes parents ont sauvé miraculeusement pendant l'hiver si dur de 1944/45.
Mes félicitations chaleureuses, cher frère, à ton 63me anniversaire!