Du point de vue historique, la résistance de la France contre l’inclusion de la Turquie dans l’Europe unifiée, est étonnante. Depuis l’établissement de l’empire osmane à Constantinople au cours du quinzième siècle, les rois de France ont cherché son alliance contre le pape, contre Charles V et contre l’empire autrichien. Au dix-huitième siècle, une vraie ‘hype’ turcophile, quasi turcomane, parcourait la France. Avec Constantinople, devenue Istanbul, se sont développés des liens culturels (lycée français) et économiques (commerce avec le Levant) et stratégiques (contrôle des pirates maghrébins dans le bassin occidental de la Méditerranée).
Le nationalisme et le sécularisme des Jeunes Turcs de 1911 s’inspira profondément des acquis de la République Française en matière de séparation église-État, de la séparation des pouvoirs et de la modernisation de la gestion étatique. Depuis Napoléon Ier (expédition en Égypte, 1798), la France fut très souvent le candidat préféré des Turcs à la succession du pouvoir osman dans les territoires que les Sultans n’arrivaient plus à dominer. L’Algérie (1830), le Liban, la Syrie et (presque) l’Égypte l’ont su. Les Britanniques et, plus tard, les Allemands de l’Empire prussien, ont été les trouble-fête dans cette alliance, souvent tacite, franco-turque.
Est-ce que les raisons géostratégiques qui ont défini si longtemps les relations franco-turques, ont disparu au cours du vingtième siècle? Il est vrai, depuis Locarno, la Turquie est ramenée à un (grand) État, confiné essentiellement au presqu’île d’Anatolie (”petite-asie”). Il s’est retiré des Balkans et il n’a plus aucune prétention sur le monde arabe du Levant. Mais son rôle comme gardien de la Mer Noire et de sa sortie vers la Méditerranée est restée inchangée. La Turquie constitue un écran contre les troubles du Moyen-Orient et de la région caucasienne. Le pays est une clé de voûte pour le maintien d’un équilibre entre l’Europe occidentale et centrale d’un côté et la Russie de l’autre.
Les initiatives de la France dans le cadre de l’UE en faveur du renforcement des liens avec les pays de la côte sud de la Méditerranée, quelle est leur futur, si l’on abandonne la Turquie?
Une autre possibilité: Les pressions anglo-américaines en faveur d'une inclusion de la Turquie dans l’UE ont-elles provoqué un “non” gaullien de la France? Ce n’est pas ce qu’on dit, dans l’Hexagone. Le discours habituel des opposants contre la Turquie est d’ordre “culturel”:
Ces derniers discours sont les discours que j’appellerais les “mauvais arguments contre”.
Historiquement, le terriroire de la grande Anatolie a toujours été en continuité avec la Grèce et les Balkans. On oublie souvent que la plupart des Grecs habitaient les côtes et l’intérieur de la “Petite Asie”. C’est là que l’apôtre Paul a organisé les premières communautés chrétiennes “modernes” (non-juives). Et encore au début du siècle dernier Grecs et Arméniens dominaient la partie occidentale. Et non seulement les Grecs: Balladur est né à Smyrne et une partie des aïeuls de l’actuel Président de la France se sentaient bien dans l’Istanbul, où ils s’étaient réfugiés contre le nettoyage grec de la ville de Salonica (Thessaloniki).
Nous arrivons maintenant à l’argument “culturel-religieux”. Un argument qui ne comptait pas, lorsque sous le Sultan osman l’empire turc était un État islamique, mais qui, étonnemment, a commencé à jouer un rôle au moment que cet État se transforma en État laique, plus strictement laique que la plupart des États européens! Rien n’indique que l’État turc aurait l’intention (cachée) à imposer l’Islam (ou la Sharia) en Europe. Au contraire: Les groupes marginaux et rétrogrades de Turcs dans l’émigration européenne (allemande) qui jouent avec cette idée, seraient bien contrariées, si la Turquie venait à participer dans les affaires européennes!
Voici, encore une autre possible piste d’analyse: Serait-il possible qu’une grande partie des politiciens français limitent l’Europe à une conscription dont la taille serait encore gérable par le tandem franco-allemand? Cette conception est déjà en danger depuis les dernières accessions dans l’Est de l’Europe. La Pologne, la Tchéquie “feraient mieux à se taire”, dixit M. Chirac.
Le vrai problème sur ce point, ne sont pas ces pays “désobéissants”, mais la Grande Bretagne, et, derrière elle, les États-Unis. Je pense en effet, que l’Europe ne sera longtemps ingérable si l’on ne trouve pas une solution au problème anglais. En l’absence d’une structure solide fédérale européenne, le rôle d’un “directoire” tripartite des grands pays (à l’arme nucléaire) sera incontournable. Le grand débat qui s’impose ne sera pas celui autour de la Turquie ou (la moitié ouest de) l’Ukraine, mais celui qui mettra les Brittaniques devant le choix: “Accession des pays de l’orient, d’accord, mais alors: adoptez l’Euro et participez à la politique commune européenne de l’extérieur et de sécurité!”
Nous parlons ici d’un discours “contre”, qui n’est pas aussi mauvais que les précédents. Puisqu’il est inconcevable que les Américains opteraient pour une “grande” Europe avec les moyens de son poids économique, le débat avec les Anglais devra s’intensifier. Outre-Manche, il y a toute une tradition séculaire à abandonner: La Grande-Bretagne a, pendant toute l’histoire moderne, misé sur un “équilibre” inimical entre les pouvoirs continentaux, qui les affaiblissait assez pour laisser les Îles en paix. Faire accepter par les Anglais (pour les Écossais ce sera moins difficile) que leur sort s’est mairié très étroitement à celui des Européens continentaux, ce sera une entreprise longue et difficile, mais pas désespérée. Car c’est une nation qui a très bien les pieds à terre.
Retournons à la Turquie. Le discours “économique” des Brittanniques veut limiter l’Union Européenne à une espace de libre-échange et se permet alors de déclarer les argumentations “culturelles” ou “religieuses” comme sans relevance. C’est ce que je considère comme un discours “mauvais des “pour”. Car une communauté économique n’existera pas sans une harmonisation sociale, législative, militaire (sécuritaire) et sur le plan de la politique extérieure.
Ceci est la première partie de cette série sur l’accession à l’Union Européenne de la Turquie. La seconde partie s’occupera, hormis la géostratégie, des raisons culturelles positives (bonnes) pour une intégration de la Turquie en Europe et de la mauvaise foi de beaucoup d’oppposants contre l’entrée de la Turquie en UE.