Après la Grande Guerre, après la Deuxième Guerre Mondiale et après l'effondrement de l'URSS et son camp socialiste, il y a eu chaque fois une hausse en publications (livres) prophétiques témoignant d'un changement radical de paramètres et proclamant leurs analyses du monde unidimensionales et définitives.
L'"Untergang des Abendlandes" (1920) proclame la caducité de l'Occident. La "Psychologie du Socialisme" de Henri de Man (1926) réduit l'idéalisme de gauche à un marché de dupes. Après 1945, apparaît "1984" de George Orwell (1948) qui semble considérer l'avènement de l'État totalitaire comme une fatalité. Après 1989, viendra Francis Fukuyama qui proclame la Fin de l'Histoire, car la démocratie bourgeoise (capitaliste) a définitivement gagné partout. Mais il est suivi de près par Samuel Huntingdon qui prévoit une inévitable Clash of Civilisations, car, selon lui, certains principes religieux sont incompatibles.
Dans un registre plus caricatural nous rencontrons Thomas Friedman (The World is Flat, 2004), qui célèbre la délocalisation des activités économiques comme la solution finale pour la paix, pourvu que les pays en voie de développement se contentent de la sous-traitance, de préférence pour les grandes sociétés américaines. Encore un registre plus bas, on lira "De Verweesde Samenleving" (1994) [La société orpheline] par le prophète néerlandais Pim Fortuyn, qui attend la délivrance de l'humanité, particulièrement aux Pays-Bas, d'un retour aux sources culturelles nationales du pays.
Le philosophe juif et français Julien Benda a écrit, déjà en 1927, un méta-livre sur la futilité et l'impropreté de telles prophéties de grande et de moins grande envergure: La Trahison des Clercs
[Suite, 22/23.9.07:]
Cette façon de penser-là a été tellement dominante pendant vingt siècles (elle fonde encore, à la fin du XXme siècle, l'idéologie des neoconservateurs), qu'il n'y a rien de déshonorable, lorsque, pour y échapper, les penseurs "se réfugient" dans l'âge classique, non-platonicienne. C'est valable pour personne d'autre que Michel Foucault, qui, vers la fin de sa vie, s'est retourné aussi vers l'Antiquité, pour y étudier "à l'état pur" le 'souci de soi' de l'individu et la société qui le permettait. Les échos de ces années, juste avant la mort de Foucault, se retrouvent partout dans l'oeuvre de Paul Veyne.
L'"Usage des plaisirs", d'alors, était très différent du nôtre. Plaisir et culpabilité, beauté et culpabilité, ont été inséparablement liées depuis. Un Dahrendorf, un Heidegger, sont des "passionnés", incompréhensibles sans connaître au fond leur contexte d'époque. Chez les classiques, on retrouve le penser à l'état non-contaminé.
Dans toute sa rigueur, le discours de Julien Benda donne encore maintenant beaucoup de matière à réflexion sur les normes qui devraient régir la pensée et les interventions des intellectuels dans la société. Pourtant, l'abstention de l'engagement social et politique ne me semble pas une solution productive, ni réaliste.
Une telle attitude est même dangereuse, si elle est adoptée par des personnalités comme Ayaan Hirsi Ali et Daniel Pipes (et leur "humoriste" Mark Steyn). En limitant et en réservant le domaine "primaire" de la politique (relations internationales, défense, religion et morale) aux élites, ils transforment l'autogestion du "secondaire", le "social" de Hannah Arend, en champ de bataille des passions déchaînées du peuple en fuyant leur responsabilité pour les exactions inévitables, car ils sont devenus "intouchables" à cause de leur appartenance à l'élite des penseurs.
Mais à ce sujet de la responsabilité aussi, le Benda de 1946, en se mêlant dans les discussions en France sur le sort à réserver aux collaborateurs, les coupables de trahison au profit des Nazis, ne s'est pas laissé tromper. Les intellectuels, les personnalités, qui se sont compromis à ce sujet, doivent subir, sans exception, la condamnation qu'ils méritent, indépendamment de la question, s'ils ont eux-mêmes commis des crimes, ou qu'ils aient "seulement" pris des positions qui ont provoqué et facilité les crimes commis par d'autres. Il reste conséquent par rapport à cequ'il avait admiré chez Socrate: Même si certaines condamnations soient injustes, les intellectuels compromis en portent la responsabilité entière. Il n'y a pas lieu à en épargner certains pour 'raison d'État'.
Je pense y revenir à l'occasion des débats de l'année passée sur l'article de Robert Redeker et le chantage (non pas de sa part, mais de la part d'autres) exercé sur le monde des clercs à se solidariser inconditionnellement avec lui. Notamment la réponse d'Olivier Roy (Esprit, novembre 2006), donne à réfléchir.
De même, ce que Florence Hartmann révèle dans son livre récent sur la construction des preuves contre Milosevic et les siens (et son sabotage par les grands États et leurs émissaires au sein de l'appareil du TPIY à La Haye), pourrait mener à une critique plus rigoureuse et conséquente des faciliteurs actuels d'une génocide sur les immigrés.