Arrêt sur Rage: Dora 9.6.06 [FR]
09-06-2006
Huib in 2006, Architecture and Urbanism, Barcelona, Xenophobia, [FR], autobio

Barcelona, 2.6.06.

J'ai revu Dora.

Dora s'est évadée de l'Argentine quand la dictature des généraux commença à semer la terreur dans son pays. Jeune femme, architecte de formation, elle est arivée en Europe il y a trente ans, environ. Elle a partagé le sort des réfugiés politiques. D'abord, vivre dans l'espoir d'un retour prochain. Puis, l'insoutenable horreur de la disparition de ses amis, de ses amours, de ses espoirs, dans les géoles militaires. Elle a commencé à regarder autour d'elle, a découvert plusieurs recoins de son continent d'exil. S'est trouvée entourée d'indifférence. Elle a essayé en vain de s'intégrer dans la profession des architectes, elle a commencé à peindre des tableux, à dessiner. S'est sentie soulagée un peu, chaque fois qu'elle réussit à y exprimer sa rage.

Mariée, divorcée, mère d'un fils, maintenant adulte, qui est allé habiter le pays de son père, à deux mille kilomètres du lieu où Dora a été déposée par les temps, dans une petite maison, perdue derrière la barrière des barres d'appartements qui longent la Costa Brava. Elle y a son petit atelier de peinture. Quelques amis et copains/copines. Et la solitude, hantée par ses souvenirs.

Rien ne bouge. Le monde des artistes-peintres est aussi traditionnel et fermé que celui des architectes. La vie des immigrés, des émigrés, des déménagés, se résume si souvent à la vie d'un débri, déposé n'importe où par une des vagues successives qui laissent leurs dépôts sur les plages des pays d'immigration. Dépôts qui se supersèdent, deviennent méconnaissables, se mêlent, avec le temps. En Espagne, pays de 20 millions d'habitants, vivent plus d'un million d'immigrés latino-américains. Dont plus de 120.000 d'Argentins. La durée d'une vie humaine est trop courte, la plupart des fois, pour permettre l'oubli et un démarrage nouveau. Tout est investi dans la génération suivante. Les parents vont vivre une vieillesse sédentaire, nostalgique.

Pas Dora. Elle vit avec sa rage. Son temps est trop court pour qu'elle rencontre l'espoir des changements nouveaux. Je traduis ce poème pour elle:

"Je rêve d'une vie très lente,

plus lente que celle d'un rocher,

c'est effroyable: autour de moi 

tout s'ébranle, tout se secoue,

tout ce qui semblait immuable." 

(M. Vasalis, Pays-Bas, 1946: "Tijd" [Temps], traduit du néerlandais) 

Elle m'a invité dans un petit restaurant populaire de Barcelone, séparé du mouvement éternel des touristes. Nous avions vieillis, tous les deux. Mais, à mesure que la conversation se développait, le gris de l'automne cédait la place au soleil du printemps. Les idées que nous partageons sur le monde, sur la vie, sur ce qui doit y changer pour la rendre humaine, retrouvèrent leur jeunesse, leur vigueur, leur humour. Échanges presque espiègles, pas correctes dans l'époque de la dictature du marché.

On s'est quittés sur la historique Place de Catalunya. Espace qui commençait à être envahie par les discussions sur le référendum de l'Estatut. Discussions un peu vaines et vides à côté des questions vitales dont nous nous étions entretenus. Mais sérieuses et importantes pour les fiers Catalans qui se créent une espace nationale à leur taille.

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Le jour suivant, à mon hôtel, de retour de la conférence des Régions et des Villes européennes, une grande enveloppe m'attendait. Contenu: Une peinture, beaucoup plus petite que ses panneaux habituels. "Tango para vos y para mí." Tango pour vous et pour moi.

Le tango: âme de Buenos Aires, mais aussi le comble de la retenue, retenue de la rage, en l'exprimant harmonieusement, dans un cri des deux corps unis dans la danse. Après chaque mouvement vigoureux, le mouvement se fige: "Arrêt sur Image", dirait-on en tournant un film.

"Arrêt sur Rage" - afin de mieux voir les vanités passer.

Merci, Dora. 

 

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